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Les chrétiens et la question sociale: l'exemple de Liège

Préambule
Le texte qui suit est, à quelques mots près, celui de la conférence que fit Jean-Pierre Delville au palais des Congrès de Liège, le 13 décembre 1987. Avec les membres des communautés scolaires salésiennes, il inaugurait ainsi l'année du centenaire de la mort de Don Bosco. A cette occasion il rappela dans quelles circonstances fut ouverte la 1ère maison salésienne de Belgique, le futur Institut Don Bosco du Laveu. Ceci l'amena à brosser, de manière très vivante, la situation sociale en Belgique au cours du 19e siècle ainsi que la lente prise de conscience de "la question sociale".
C'est en cela que cette conférence est particulièrement intéressante.

Introduction : Les débuts de l'industrialisation

Entre 1815 et 1850, la production industrielle dans le bassin liégeois a quadruplé. Déjà alors existent ces noms qui sont familiers à nos oreilles : Cockerill, Espérance, Ougrée, les charbonnages de Sclessin, les industries de Verviers... Cela produit une transformation sociale tout à fait caractéristique. Désormais il y a deux classes sociales quasi antagonistes : les bourgeois et la classe ouvrière. Celle-ci fournit une quantité de bras impressionnante : 17.000 ouvriers par exemple travaillent dans la province de Liège, rien qu'aux charbonnages. On peut y ajouter au moins 400 femmes et 2.000 enfants selon les chiffres de 1883. Les problèmes ne font donc que croître, en particulier la question de la diminution du salaire : les ouvriers, en effet, devenant de plus en plus nombreux, sont de moins en moins payés.

Un des problèmes les plus graves est la question de l'interdiction des associations. Quoique la Constitution belge permette en théorie la liberté d'association, le code pénal interdit le droit de coalition. Les ouvriers n'ont donc pas la permission de se réunir en syndicat. Par contre les patrons ont la possibilité de se rencontrer dans des consortiums. Cette situation de base va provoquer de véritables scandales.

Voici par exemple ce que l'enquête de 1843 révèle du travail des enfants. Les verreries du Val-St-Lambert à Seraing répondent à ce sujet : "Le travail des enfants étant nécessaire et ayant lieu simultanément avec celui des ouvriers adultes, il est tout à fait impossible d'apporter des changements au mode actuel"

L'enfant est employé huit heures par jour au moins au fond de la mine où il s'use à pousser un wagonnet de charbon qui risque à tout moment de l'écraser. Quelques années plus tard, la Chambre de Commerce de Liège dit que si l'on changeait la situation, "nous nous trouverions dans une position d'infériorité vis-à-vis des autres nations"; il est donc nécessaire "d'employer les enfants un même nombre d'heures que les adultes". D'ailleurs, ajoute-t-elle "nous avons remarqué bien des fois que l'enfant qui était entré dans un atelier blême, languissant et déformé, y reprenait bientôt de la vie, de la gaîté et s'y redressait".

Le travail des enfants n'était pas un des seuls problèmes; pensons au travail des femmes, dans des situations hygiéniques lamentables ou également à la question de l'alcoolisme.
La même enquête de 1843 fait remarquer, par la bouche du docteur Kuborn, que l'ouvrier, fatigué en fin de journée, rentre chez lui; aucun repas n'est préparé, le ménage n'est pas fait, soit parce que sa femme est allée travailler, soit parce qu'elle se méconduit. Devant ce désordre, ajoute le docteur, l'ouvrier se fâche et, à bout d'arguments, se réfugie au cabaret où durant quelques heures, il noie ses soucis dans l'alcool et gaspille la paie qui devait servir à soutenir sa famille. A côté de ça, ajoutons le manque d'instruction et nous comprenons que la situation sociale devenait toujours pire au milieu de ce 19e siècle.

Comment vont réagir les catholiques ? Nous pouvons peut-être discerner différentes étapes dans leur manière de réagir. La première étape c'est la constitution des oeuvres. Une seconde étape sera une prise de conscience autour des années 1870. Une troisième étape sera celle des années '80 avec les congrès sociaux et la dernière étape, les années'90 avec les réalisations concrètes.

1.La mise sur pied des oeuvres sociales (1840-1865)

Vers les années 1840, certaines personnes éclairées se rendent compte qu'il faut faire quelque chose. Et parmi elles, Madame Lacordaire, belle- soeur du célèbre dominicain; elle décide de fonder à Liège un hospice pour les jeunes orphelines. La fondation est rapportée dans un discours de 1891, lorsqu'on fêtait le 50e anniversaire. On y disait : "Ceci se passait en 1841, à l'époque où la divine Providence qui veille sur le pauvre et l'orphelin inspirait à un jeune prêtre du Piémont la charitable pensée de recueillir une poignée d'enfants abandonnés". Cette première phrase du discours fait allusion à Don Bosco. Et le texte poursuit : "Il nous faut à notre tour, nous rappeler de nos fondateurs et en particulier Mme Lacordaire." Très intéressant, car Lacordaire est connu comme un des promoteurs du libéralisme chrétien; nous comprenons dès lors que les premières oeuvres catholiques ont un côté libéral, c'est-à-dire un côté progressiste en un certain sens, un côté qui est lié à ce mouvement d'accueil des libertés modernes, caractéristique du début de la première moitie du 19e siècle.
Caractéristique également le nom de cette institution qui s'appelle "Les jeunes Économes", installée au Mont-St-Martin, n° 62. Voici pourquoi on lui a donné ce nom:
"c'est à l'instar, dit le discours, d'un établissement de Paris, érigé dans le même but et qui est soutenu par de jeunes personnes riches qui économisent sur leurs dépenses de toilette de quoi subvenir à l'entretien de leurs protégées". Donc, "les jeunes économes", ce sont les dames riches qui économisent sur leurs toilettes. Ce mot nous fait percevoir directement un certain paternalisme, sans y entendre un sens péjoratif, d'autant plus que cette oeuvre durera et sera relayée par l'Institut Michotte qui existe toujours.

A côté de cette fondation, la première fondation pour orphelines dans nos régions, voici que dans les mêmes années le Président du Séminaire, Mgr de Hesselle, fonde une société ouvrière, la congrégation de Saint Paul, où l'on donne des cours et l'on veille à l'amélioration morale de l'ouvrier. Ajoutons aussi la fondation de la Société de St-Vincent-de-Paul en 1846 et de l'Archiconfrérie de la Sainte-Famille en 1844, où les ouvriers participent à la direction de l'association, centrée sur l'instruction religieuse.

Une deuxième étape dans la constitution des oeuvres se distingue dans les années qui suivent la révolution de 1848 en France. C'est alors que se constitue en Outremeuse, la Société ouvrière de St-Joseph (1855), où l'on ne se contente pas de donner des cours, mais où l'on propose d'épargner pour constituer une coopérative et une mutualité. En dix ans, la Société comptera un millier de membres. En 1865, est fondé le patronage St-Joseph ou patronage des apprentis destiné à permettre aux enfants de jouer et là eur donner des cours quand ils ne travaillent pas; on y constitue également une mutuelle et une série de caisses de secours. Ce patronage St-Joseph était situé rue St-Laurent. Nous en reparlerons tout à l'heure. c'était une première étape. Je pourrais ajouter un nombre important d'oeuvres fondées à l'époque qui nous montrent l'esprit d'initiative d'un certain nombre de personnes et leur conscience de la gravité de la question sociale. Mais nous remarquons l'aspect ponctuel des ces initiatives et leur portée relativement paternaliste

2.Les années 1870 : associations et esprits clairvoyants

Les années 1870 sont un tournant dans l'histoire européenne. En 1871, c'est la Commune de Paris, les temps changent. On constate alors une première prise de conscience de la nécessité de s'associer et de ne pas rester isolé.

En 1867, la loi belge permet enfin les associations ouvrières. Aussitôt dit, aussitôt fait. En 1868, les oeuvres catholiques se réunissent en une Fédération des oeuvres. Mais immédiatement aussi les socialistes constituent chez nous l'Internationale. Tout cela la même année.
En 1869 des grèves sanglantes éclatent dans nos régions, spécialement à Seraing. Elles vont marquer les esprits et susciter une enquête parlementaire. Mais elles vont aussi éveiller la peur et, en 1870, les patrons se réunissent en une
Ligue des Patrons catholiques. Nous voyons de tous côtés cette tendance à se réunir en Fédérations. Il y a donc une polarisation qui s'opère et les germes d'un conflit sont en train de naître.

A la même époque, quelques esprits particulièrement éclairés proposent des solutions d'avenir mais personne ne les écoute. Ils restent dans la poussière des archives et des dossiers. Il s'agit d'Alphonse Grandmont, qui en 1870, propose l'assurance-vie obligatoire pour les ouvriers, et d'André Le Pas, qui insiste sur l'intervention de l'Etat. Trois ans plus tard, Edouard Cloes publie les écrits de Mgr Ketteler, évêque de Mayence. L'Allemagne, il faut le dire, était nettement en avance sur nos régions grâce à la conscience de ce grand évêque, qui avait été éclairé par l'action de Kolping. De quoi s'agit-il ? Ce Kolping, jeune prêtre, avait décidé un jour que, dans son travail de vicaire de paroisse, il ne pouvait rien faire de mieux que de réunir les apprentis, les jeunes ouvriers, en associations, où ils se prendraient en charge. La grande intuition de Kolping, c'est de ne pas laisser les bourgeois et les jeunes fils de patrons diriger les associations en question mais de les confier directement aux ouvriers, ce qui à l'époque suscitait en général le scepticisme; on disait qu'ils ne seraient jamais capables de prendre cela en charge. Mais l'oeuvre de Kolping a rencontré immédiatement un succès fou et partout en Allemagne se créent des cercles Kolping. Chez nous, c'est en 1873, pour la première fois, que l'on fait part au grand public de cette organisation allemande.
Ici, il n'y avait encore rien de tel; nulle part, les oeuvres et les cercles n'étaient diriges par les ouvriers; partout c'étaient les patrons qui étaient les responsables de ces cercles. Les voix prophétiques de Grandmont, Le Pas et Cloes ne sont guère entendues; il faut dire que les années 1870 sont, au point de vue économique, plutôt favorables de sorte que la question sociale passe un peu à l'arrière-plan, même chez ceux qui en étaient conscients et qui n'étaient pas la majorité, loin de là !

3.Les années 1880 : Mgr Doutreloux et les Congrès de Liège

 

photo : Don Bosco, une vie dans l'histoire, Chronique des années 1815-1888, travail collectif des élèves de 5e TQ de l'Institut Don Bosco de Verviers, Verviers, 1989.
 Et c' est ainsi que nous arrivons à une étape suivante, celle des années 1880. Ce sont les années stratégiques. D'abord, le diocèse de Liège a un nouvel évêque, Mgr Doutreloux. Il vient d'être nommé, en 1879; il était déjà évêque auxiliaire depuis quatre ans, sous Mgr de Montpellier, et vicaire général quatre ans auparavant encore, sous le même évêque.
Il avait donc quasi une dizaine d'années d'expérience de la direction d'un diocèse. A peine nommé, il montre immédiatement une capacité profonde à comprendre le problème social. Il le connaît bien, car il l'a vécu.
Il était né en 1837 à Chênée dans une famille ouvrière dont il était le sixième enfant; à sept ans, il avait perdu son père. Il avait fait de bonnes études. Il était entré au Séminaire et, après son ordination, avait été rapidement nommé professeur de collège. Mais ses origines ouvrières sont toujours restées présentes en lui et elles l'ont guidé pendant toute sa vie.

Dès les premières années de son épiscopat, il montre son souci de la question sociale en allant visiter, en 1880, tout près de Reims, l'atelier de M. Harmel qui était considéré à l'époque comme le patron catholique le plus ouvert; ses réalisations étaient extraordinaires : habitations sociales, mutuelles, etc...; parfaite organisation, mais tout était dirigé par le patron.
Mgr Doutreloux connaissait aussi Don Bosco. Depuis un certain temps, on lui en avait parlé, mais le déclic de sa relation avec Don Bosco date sans doute de 1881 lorsqu'on lui propose de lire sa biographie. En 1883, il décide de contacter Don Bosco et de lui demander de bien vouloir installer à Liège une maison de Salésiens. Parce que, dit-il, "
mon diocèse n'a pas de maison religieuse pour recueillir et élever nos petits orphelins de la classe pauvre et, deuxièmement, parce que les vocations ecclésiastiques ne sont pas nombreuses et il risque de s'en perdre beaucoup".

Ces deux objectifs de l'évêque correspondent exactement aux objectifs généraux de Don Bosco. Et cependant, Don Bosco ne peut pas répondre positivement : il n'a pas assez d'hommes.
N'empêche, l'évêque ne se tient pas pour battu. L'année suivante, il va voir Don Bosco en personne à Turin pour lui réitérer sa demande et il contacte directement le pape Léon XIII pour lui expliquer la question. Or Léon XIII connaissait fort bien la Belgique car il avait été nonce (ambassadeur du Vatican) à Bruxelles pendant pas mal d'années avant d'être élu au souverain pontificat.

En 1883, une autre chose se passe à Liège dans l'entourage de notre évêque. Il réunit un Congrès eucharistique international, le troisième en date dans l'histoire. C'est pour lui d'abord une affaire de conviction personnelle : il a une grande dévotion à l'Eucharistie; par dessus le marché, ceci manifeste ses capacités d'organisation. La même année les socialistes réunissent à Liège un de leurs premiers congrès. Un an après en 1884, un événement important également doit être mentionné : les catholiques s'unissent en une "Union pour le Redressement des Griefs", pour essayer de prendre à bras le corps tous les problèmes sociaux qui se posent. Parmi les fondateurs de cette Union nous relevons des noms qui sont encore bien connus des liégeois : Godefroid Kurth, l'historien; Léon Collinet, avocat et bien d'autres encore. Ils vont commencer par faire un travail de documentation. En 1885 1'événement marquant est la fondation du Parti Ouvrier Belge, le parti socialiste. Et en 1886, c'est décidé : "l'Union pour le Redressement des Griefs" va organiser un grand congrès social pour toute la Belgique, avec la participation de nombreux étrangers. Vous voyez le nombre de choses qui sont en train de bouger, dans ces années 1880.

Attardons-nous un moment sur ce congrès, qui sera suivi de deux autres car il va dater dans les annales. Il était préparé dans le but de s'opposer aux socialistes et aux francs-maçons. Mais voilà que, au début de l'année 1886 éclatent de grandes émeutes. Ces manifestations étaient déployées pour fêter le quinzième anniversaire de la Commune de Paris. Elles ont tourné en émeute; les vitrines du centre de Liège sont détruites, la police n'arrive pas à contenir le mouvement et, à peine l'a-t-elle contenu, que les émeutes éclatent alors à Seraing, à Flémalle et dans une bonne partie de la Wallonie. L'émotion est très forte au niveau national : le Parlement commande une nouvelle enquête sur la question sociale. Emotion aussi à l'Union pour le Redressement des Griefs, qui décide alors de ne plus consacrer le congrès à la lutte anti-maçonnique et anti-socialiste mais à la centrer sur la question sociale.

Les résultats de l'enquête sont publiés et dévoilent que des filles de quatorze ans travaillent douze heures par jour dans les mines et gagnent à peine le prix d'un kilo de beurre par jour. On constate également que, chez Belleflamme à Chênée, l'enfant qui fabrique le moule des lampes à pétrole est accroupi à trois pas d'une fournaise dont la chaleur est absolument intolérable et il doit supporter ce supplice de 6 heures du matin à 6 heures du soir. On découvre énormément d'abus. La constatation de ces abus est faite en particulier par une comtesse spécialement sensible à la question sociale : Valérie de Stainlein (née Nagelmackers). N'ayant pas peur des mots, moins peur que les ouvriers qui doivent répondre aux questions de l'enquête en présence des patrons, la comtesse y va directement. Elle condamne carrément une série de patrons catholiques car, dit-elle, "ils n'ont de catholique que le nom; je fais allusion à Simonis entre autres qui à Verviers accorde à peine une heure de répit sur 12 heures, et encore, à force de supplication de ses ouvriers. Ce même Simonis, dit-elle, fabrique des maisons ouvrières et, en se faisant payer un loyer régulier, il gagne rapidement 16 % sur ses constructions".

On pourrait continuer la liste, mais elle est déjà assez claire. Le Congrès de 1886 doit désormais tenir compte de tout cela. Il s'ouvre solennellement, fin septembre , dans la salle du Collège St-Servais. Y est présent en particulier Mgr Mermillod, évêque de Lausanne, un des promoteurs d'une résolution de la question sociale au 19e siècle. Son discours d'ouverture ébranle les liégeois car il leur dit :
Qui a raison ? Sont-ce les socialistes qui, aujourd'hui même, manifestent à Ste-Walburge et qui demandent en particulier le suffrage universel mais qui prônent la lutte des classes ? Sont-ce les libéraux qui n'ont pas d'autres propositions que celles des caisses d'épargne ? Ou bien, est-ce nous qui avons raison en demandant d'une part une éducation plus approfondie pour l'ouvrier mais aussi l'intervention de l'Etat dans les questions du salaire, dans la question des coalitions ouvrières, etc...? Le discours fait grande impression, tout le congrès d'ailleurs laisse une impression profonde sur les gens; l'évêque de Liège s'adresse aux patrons en les mettant en face de leurs quatre vérités. Cependant si les résolutions sont nettes, la tendance générale reste floue; le congrès se divise entre interventionnistes et non-interventionnistes, càd entre partisans d'une intervention de l'Etat et ceux qui veulent laisser tout à l'initiative privée. Très content pourtant du succès de ce congrès, Mgr Doutreloux en convoque un second pour l'année suivante et là son discours est plus précis : il exige le salaire juste pour l'ouvrier. Il dit: "Le salaire juste c'est celui qui permet de nourrir la famille, indépendamment du travail et de la femme et des enfants".

Les idées progressent et c'est dans ce contexte, après le congrès qui se passe fin septembre, quelques mois à peine plus tard, que Mgr Doutreloux se rend à Turin. Il avait à la clé une idée supplémentaire pour convaincre Don Bosco : c'était un terrain, un endroit tout prêt pour accueillir la nouvelle oeuvre qu'il aurait tant voulu faire venir à Liège, c'était le Patronage St-Joseph. Vous vous en doutez, ça ne se fera pas, mais le patronage St-Joseph est devenu l'Institut St-Laurent. Arrivant à Turin, à la fin de l'année 1887, Mgr Doutreloux reparle à Don Bosco. Don Bosco, éclairé pendant la nuit par un songe où il voit la Vierge lui apparaître, décide le 8 décembre, fête de l'Immaculée Conception, que les Salésiens feront une fondation à Liège C'est la grande victoire de Mgr Doutreloux, qui montre par là qu'il voulait s'attaquer à une situation qui n'avait pas de solution à Liège: les garçons orphelins. Il montrait aussi sa compréhension vis-à-vis d'une congrégation encore nouvelle qui n'avait aucune fondation dans notre pays et qui se développait à mille kilomètres de chez lui. Ainsi se clôturent les années 1880 et nous arrivons à la dernière étape, les années 1890. Ce sont, pourrait-on dire, les années des réalisations.

4. Les réalisations autour des années 1890

 
En effet, dès 1889, un professeur de séminaire, l'abbé Pottier, publie un livre qui fait sensation : La coopération et les sociétés ouvrières. Il y insiste sur la nécessité d'une coopération entre ouvriers et d'une initiative qui vienne d'eux. Il développe ses arguments et les reprendra dans le troisième congrès social qui s'ouvre en 1890. L'abbé Pottier inspirait le respect. C'était un véritable savant; parfois avec un peu d'humour, on le surnommait "Le Professeur". Il avait l'air extrêmement sérieux, un peu supérieur, perdu dans ses pensées; il était allé fouiller dans les traités de morale des 16e et 17e siècles, dans ces énormes in-folio que plus personne n'allait lire et qui étaient écrit en latin. Il avait lu saint Thomas d'Aquin et il avait été frappé par les distinctions de plans que saint Thomas est capable de faire, entre le plan politique, l'engagement chrétien ou l'engagement spécifiquement social. Il en était arrivé à la position qu'il fallait insister désormais sur une seule chose : la nécessité de syndicats ouvriers.

Et c'est donc avec ce professeur de séminaire de choc que Mgr Doutreloux ouvre son troisième congrès. Et pourtant c'est un congrès tendu car Mgr Pottier y est interdit de parole. Le gouvernement belge, catholique traditionnel lui défend d'intervenir. Doutreloux trouve la réplique : Pottier ne parlera pas mais son intervention sera publiée dans les actes du congrès. Et c'est cela qui fera date. Le congrès se passera quand même bien et dans les coulisses tout le monde a entendu parler des positions de l'abbé Pottier. Sa position sur le salaire est très claire : comme Mgr Doutreloux, il insiste sur le salaire juste. A la fin de ce congrès de 1890, c'est désormais l'école de Liège qui fait autorité dans la question sociale en Europe; elle s'oppose à l'école d'Angers qui est plus traditionaliste. L'école de Liège, animée par l'abbé Pottier, est claire dans ses options, en particulier sur la promotion du syndicat ouvrier ou, en tout cas, des associations ouvrières.

C'est ainsi que nous passons aux réalisations. Cette même année 1890 voit Mgr Doutreloux bénir solennellement la première pierre du futur institut salésien dans une cérémonie inoubliable qui fit beaucoup de bruit dans la presse liégeoise.

 

Le pape Léon XIII
Photo : Don Bosco, une vie dans l'histoire, Chronique des années 1815-1888

 L'année suivante, c'est le pape qui parle, c'est Rerum Novarum c'est l'encyclique de Léon XIII sur la question sociale. Les congrès de Liège y ont été pour beaucoup. Avec l'Union de Fribourg, autre groupement où les Liégeois étaient présents, les congrès de Liège et 1'école de Liège ont été à la base de la rédaction de l'encyclique. Et la même année, c'est la naissance de la Ligue Démocratique Belge qui unit d'une manière un peu organisée toutes les oeuvres existantes et qui sera à la base de la Démocratie Chrétienne, laquelle désirera alors s'engager politiquement pour défendre ses options. (et en Flandre ? )

C'est ainsi donc que les années 1890 voient le démarrage d'un certain nombre de réalisations. En 1892, on vote une première loi contre le travail des filles dans la mine; en 1893, on adopte le système du vote plural : tout le monde peut voter enfin mais certains ont plus de voix que d'autres. En 1905 seulement le repos dominical est rendu obligatoire.

Conclusion

Les réalisations commencent, mais elles sont lentes. Pourtant elles sont là et Mgr Doutreloux y est pour une part importante. Les Salésiens qu'il a fait venir sont aussi importants pour cette mise en oeuvre pratique, non pas théorique, et c'est dans cette optique que je conclurai.
Nous constatons un cheminement, lent mais véritable, d'une conscience de plus en plus nette des difficultés sociales. Mais quand j'entends la force des discours tenus aux congrès de Liège, je me dis qu'en 1887 on avait une conscience plus nette de la question sociale chez les catholiques que l'on en a parfois aujourd'hui de la situation du Tiers-Monde dans nos régions. Cette conscience nette a débouché sur des réalisations pratiques, parmi lesquelles la fondation de Don Bosco occupe une place de choix, et sur des réalisations théoriques qui permettront la naissance des syndicats chrétiens. On peut se demander quel fut le lien entre ces deux aspects. Ils ne furent peut-être pas très forts. Les premiers Salésiens n'étaient pas des démocrates-chrétiens. Don Bosco lui-même était plutôt conservateur. Sa grande force, ce n'était pas la théorie, mais la pratique, c'est le travail sur le terrain et l'attention directe à ceux qui en ont le plus besoin. Et sa grande intuition, c'est quand même l'association : réunir des gens, réunir les Salésiens, réunir les jeunes; et réunir les gens, c'était aussi leur donner des armes pour l'avenir; des armes que le fondateur n'aura peut-être jamais imaginées à l'avance, mais qui révèlent sa force d'esprit : il ouvrait un chemin.

Références bibliographiques de la conférence

Introduction
GERIN Paul, Les origines de la démocratie chrétienne à Liège, dans Etudes Sociales, Bruxelles-Paris, 1958, pp.10-11, 64-68.
1ère étape
Archives de la Paroisse St Martin, VI D Il
GERIN Paul, op.cit., pp.21-27, 36-40.
2ème étape
GERIN Paul, op.cit., pp.42-45, 60-63.
3ème étape
GERIN Paul, Le fonds Doutreloux, dans Les Archives diocésaines de Liège, dans Cahiers du centre interuniversitaire d'histoire contemporaine, 85, Louvain-Paris, 1978, p.87-114.
DRUART Albert, Les lettres de Monseigneur Doutreloux à Don Bosco, dans Ricerche Storiche salesiane, Il, 1983, pp.274-295.
DRUART Albert, Les origines des oeuvres salésiennes en Belgique (1891- 1914), dans Salesanium, 76, 1983, pp. 653-683.
4ème étape
DENIS Philippe, Un homme déchiré, l'abbé Pottier, dans Cahiers de 1'ISCP,2,1985, pp.58-84.
GERIN Paul, Les origines de la démocratie chrétienne à Liège, dans Etudes Sociales, Bruxelles-Paris, 1958, p.96 et sv.
GERIN Paul, La démocratie chrétienne.. L'action de Mgr Doutreloux,, dans L'Eglise et 1'Etat à l'époque contemporaine. Mélanges dédiés à la mémoire de Mgr Alois Simon, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1975, p. 255 à 288.

On peut retrouver sous une autre forme les grandes lignes de cette histoire dans l'extrait de "Pays de Liège, Vie d'une Eglise", de Michel DUSSART et VINK, éditions ISCP-CDD, Liège, 1984.

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