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La mort dans les sociétés d'autrefois
d'après un extrait du livre "les fruits de l'hiver" de Bernard Clavel

Bernard Clavel allie de très grandes qualités d'écrivain et de conteur à un souci aigu de la reconstitution historique, ce qui en fait un guide de choix pour découvrir de manière passionnante les époques qu'il a traitées. Voir nos autres suggestions.

Si l'histoire ci-dessous se passe à la fin de la seconde guerre, elle me semble décrire parfaitement les relations qu'ont entretenues les vivants avec leurs défunts pendant de très nombreux siècles, quand la Mort faisait, si l'on peut dire, tout naturellement partie de la Vie.
Ce sujet a également été traité dans des travaux d'étudiants en 2003.

Contexte
Quatrième et dernier volume d'une série intitulée la grande patience, "les fruits de l'hiver" en constitue aussi le plus abouti; il a d'ailleurs obtenu le prix Goncourt. Ses qualités principales résident dans la justesse des descriptions, celles des décors, des situations et des sentiments. Le ton, simple, est pourtant rempli de nuances qui donnent à tous les personnages une consistance à la fois universelle et singulière.
Le roman se passe dans le Jura, en 1944. L'extrait met en scène le père, Gaston Dubois, âgé de 71 ans, récemment veuf d'une épouse pourtant beaucoup plus jeune que lui.

Il allait d'un pas régulier, heureux qu'il y eût peu de monde dans les rues. Il allait au cimetière, rendre visite à sa femme qu'on avait enterrée au début de l'hiver, mais il n'était pas triste. Il allait lui dire un petit bonjour et lui porter une bonne nouvelle.
Après trois quarts d'heure de marche, il atteignit la route du cimetière. En même temps que lui, mais débouchant de la rue du Puits-Salé, arrivait une vieille femme qu'il croyait morte depuis des années; c'était une ancienne cliente du temps qu'il tenait la boulangerie. Elle ne parut pas surprise de le voir et se mit à cheminer à côté de lui, parlant exactement comme s'ils se fussent quittés la veille au soir.
- Alors, vous voilà donc d'aller voir votre femme.
- Oui, fit le père, l'hiver a été long. Et moi, quand il fait froid, ce n'est pas la peine que j'essaie de sortir.
- Moi non plus, je ne vais guère au cimetière quand la saison est dure. Mais tout de même, comme je ne suis pas très loin, quand je vois un rayon de soleil, je viens... Bien sûr, je ne m'attarde pas. Juste un petit bonjour et je me sauve... Mais les morts comprennent bien... Ils me connaissent. Ils savent que dès qu'il fait beau, je viens des grands moments.
- C'est votre mari que vous venez voir ?
La vieille s'arrêta, posa une main aux doigts largements ouverts sur ses reins, et se redressa un peu pour regarder le père.
- Mon mari ? Fichtre non ! Ca fait quarante-deux ans qu'il n'est plus. Et il a été enterré à Bourg où il était à l'hôpital... Je n'avais pas de quoi acheter une concession, il doit être relevé depuis longtemps. Non, non je n'ai personne ici. Mais enfin, j'ai tout de même bien du monde.
Ils avaient atteints l'entrée du cimetière, et la vieille eut un geste large de la main pour désigner l'ensemble des tombes.
- Vous, reprit-elle, c'est là-haut, sur la gauche.
- Oui, au-dessus du petit escalier, après les gros arbres.
Ils prirent l'allée de gauche, et, marchant plus lentement à cause de la montée, la vieille se remit à parler:
- C'est un bon endroit. pas humide du tout. Et le soleil quasiment toute la journée. Ils sont bien mieux là-haut que d'être comme vous diriez tout près de l'entrée. C'est plus sain, et il y a moins d'allées et venues.
Elle s'arrêta le temps de relever un vase que le vent avait couché sur une petite tombe recouverte de graviers blancs.
- C'est la Pauline Richard, expliqua-t-elle. Celle qui tenait la Civette autrefois. Vous l'avez connue ?
- Bougre, si je l'ai connue !
- C'était une bonne femme toute simple. Ici, elle n'est pas bien dans son monde. C'est un quartier où il y a surtout des gros bonnets.
Elle montrait du menton d'énormes tombes en marbre bleu et noir, des caveaux surmontés de colonnes ou de sculptures, d'autres entourés de grilles en fer forgé. Elle s'arrêta devant un mausolée qu'un affaissement de terrain faisait pencher vers la droite.
- Vous voyez, remarqua-t-elle, ça ne vaut pas mieux qu'une simple pierre. Tous ces machins tarabiscotés, le jour où ça ne peut plus tenir, ça dégringole. Et je me demande si les morts sont vraiment mieux là-dessous. (...)
Comme ils arrivaient sous les arbres, la vieille sortit de son cabas un petit sac en papier empli de croûtons de pain. Elle les émietta entre deux tombes en disant :
- Je donne un peu aux oiseaux...Ils viennent, et ça fait de la compagnie aux morts.
Le père Dubois s'engagea dans l'étroit escalier de pierres grises où la vieille le suivit. Dès qu'il eut débouché sur l'allée du haut, il marcha jusqu'à un tertre recouvert de fleurs pourries.
- Ils n'ont pas encore remis la pierre en place, remarqua-t-il. Avec le gel, la terre ne s'est pas tassée bien vite.
- A présent, pour peu qu'il revienne de l'eau, ce sera tôt fait.
Il s'assit sur le bord de la tombe voisine et, les deux mains sur sa canne, il dit:
- Je vais me reposer un peu, et ensuite, j'enlèverai toutes ces cochonneries.
La vieille resta quelques minutes immobile. Elle avait croisé ses mains devant elle, et son cabas noir pendait le long de ses jambes. Seules ses lèvres remuaient sans qu'il en sortit aucun son.
- Eh bien, finit-elle par dire, je m'en vais vous laisser tous les deux. Et je vais faire un bout de compagnie aux autres.
Elle s'éloigna lentement, et le père la vit s'arrêter devant les tombes, demeurer immobile, relever un vase, arracher une touffe d'herbe ou remettre en place un crucifix. Lorsqu'elle eut disparu, il regarda la terre jaune sous laquelle reposait la mère, et il dit:
- C'es vrai qu'il fait bon dans ce coin. Et à présent, les gros froids sont passés.
Il marqua une pause assez longue.
-Et tu sais que Julien a un garçon...Eh oui, les uns s'en vont et les autres arrivent. Le monde est comme ça.
Il posa sa canne, se leva et se mit à ramasser les fleurs que l'hiver avait aplaties contre la terre. Il ne laissa que les deux couronnes en perles; Celle de Julien et la sienne.
- Ma pauvre femme, reprit-il, j'ai bien de la misère depuis que tu n'es plus. Et je me demande si ça vaut bien la peine qu'on remette la pierre en place... Quand je vois comme tu es tranquille ici ...
Il ne se sentait pas triste. Il lui semblait même qu'il se sentait aussi bien ici que chez lui. C'était un jardin où personne ne venait plus vous parler sur un mauvais ton. Ou bien les gens ne venaient pas, ou bien ils venaient en amis, comme cette vieille qui s'en allait faire son bout de causette avec les morts.
Lorsqu'il eut nettoyé la tombe, il alla se laver les mains au robinet, qui se trouve un peu plus haut, puis étant venu reprendre sa canne, il dit encore :
- Je viens de voir que le Félix Ramilton et sa femme sont tout à côté. Et plus haut, il y a la fille Cretot, c'est tous des gens que tu as bien connus.
Du bout de sa canne, il détruisit un pissenlit qui pointait entre deux mottes, puis, s'engageant dans une allée de traverse, il murmura:
- Je vais m'en retourner par l'autre allée, comme ça je verrai un peu plus de monde. A présent, j'ai plus de connaissances ici que par la ville.
Bernard CLAVEL, la grande patience, tome 4 les fruits de l'hiver, éditions J'ai Lu, Paris, 1975

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