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Transposition pour le Web du travail de Nadège Fontaine
Introduction
Le suicide peut-il être inspiré par d'autres motifs qu'une maladie incurable, un déséquilibre psychologique, une impulsion irraisonnée ou une peine inconsolable? Est-il une manifestation de la liberté qu'un individu a de disposer de lui-même, ou au contraire une réponse à une pression sociale ? Il est périlleux de vouloir trancher de manière catégorique. Le suicide est l'ultime violence qu'un individu puisse s'infliger. A ce titre il est un mélange complexe d'éléments rationnels et passionnels.
L'actualité la plus brûlante nous incite à penser que la société civile, inspirée de l'éthique judéo-chrétienne , ne peut accorder légalement à l'individu le droit de mourir, quelle qu'en soit la raison . Or l'histoire nous enseigne que d'autres sociétés, distantes autant dans l'espace que dans le temps, ont conféré au suicide les plus hautes vertus morales.
Si se donner la mort, de manière volontaire ou non, a pu avoir une haute valeur morale, c'est que dans d'autres espaces idéologiques, il existe face au suicide une justification philosophique inspirée d'une certaine conception de la raison ou de la religion. Ce comportement d'auto-destruction, aussi justement aberrant qu'il nous paraisse, n'est donc pas "a-normal".
Suicide-sacrifice et suicide philosophique
Ecartons d'emblée du sujet la notion de "suicide-sacrifice", où par un absolu altruisme l'individu se sacrifie pour une cause ou pour le salut des autres, glanant au passage la gloire du héros ou du martyr. L'histoire regorge de ces exemples édifiants : au IVe siècle acn, Marcus Curtius se jette dans un gouffre ouvert au forum de Rome afin que son sacrifice incite les dieux à combler le trou. En 1347, les six bourgeois de Calais s'offrent en victimes à Edouard III d'Angleterre pour sauver leur ville de la famine . Plus près de nous, dans les années soixante, des moines bouddhistes s'immolent par le feu pour protester contre la guerre au Vietnam. Aujourd'hui, renouant avec les kamikazes japonais de 1945, des Palestiniens se transforment en bombes humaines au bénéfice présumé de leur cause. Ces cas de suicides altruistes supposent l'abnégation, le renoncement à tout intérêt personnel, la fusion de l'individu dans le groupe, dont Durkheim dit : "Ces pratiques se rattachent, tout comme le suicide obligatoire, à ce qu'il y a de plus fondamental dans la morale des sociétés inférieures" . Selon lui, c'est donc à ces sociétés dites inférieures qu'appartenaient Socrate, Aristote et Sénèque
Dans le suicide philosophique authentique, volontaire ou commandé sur ordre du prince, l'individu meurt face à lui-même, sereinement, dans ses interrrogations et ses incertitudes, et non pas coupable face au regard accusateur des autres. Son acte efface sa faute, réelle ou non, exprime son ultime liberté d'action devant les force qui le dépasse. C'est Socrate déclarant à ses juges : "Votre vie, ma mort. Qui de nous a le plus heureux partage?" . C'est encore Sénèque, condamné par Néron, déclarant : "celui qui meurt de la même insouciance avec laquelle il est né, celui-là a conquis la sagesse" . Aristote, Diogène et bien d'autres philosophes grecs se suicidèrent par sagesse dit-on, ou peut-être par dépit de ne pas avoir su comprendre le monde. Méprisaient-ils tant leur vie que de pouvoir la quitter aussi brutalement avec si peu de regrets ? Il n'y a de réponse possible qu'à l'intérieur du cadre de valeurs morales particulier où l'individu vit, de son mode de représentation de Dieu et de l'univers. La force du sacrifice vient du fait qu'ils professent la vertu de ne pas tenir à l'existence : Soit que l'individu est fortement absorbé par le groupe et répond à son injonction (Socrate), soit que misanthrope, il se suicide par pur égoïsme (Diogène). Cela dit, le suicide "égoïste" a ceci de philosophique qu'il peut en certains cas impliquer la Société tout entière et ébranler sa vision particulière du monde
Les limites actuelles du droit de décider de soi-même: la culture occidentale
Revenons brièvement au cas de Diane Pretty. La cour de Strasbourg a tranché en arguant "qu'il n'existe pas de droit fondamental à la mort" dans les droits de l'Homme. Le droit à la vie, garanti par la Convention européenne, n'implique ni le droit de mourir ni le droit de choisir le moment de sa mort. Dans une optique chrétienne, la vie est un don unique de Dieu qui ne nous appartient pas et que nous devons assumer héroïquement jusqu'au jour et l'heure que nous impose sa volonté, et donc "mourir dans la dignité" n'est en aucun cas choisir sa mort. Nous voyons ici quelles conceptions sont en conflit lorsque Diane Pretty fait valoir parmi ses droits fondamentaux "l'interdiction de traitements inhumains et dégradants", le "droit au respect de la vie privée", la "liberté de conscience", etc . : le rationalisme des Lumières défie toujours les commandements de la religion. Pour être inspiré par des motifs humanitaires, le cas "Diane Pretty" n'évite pas le débat philosophique sur l'euthanasie, volontaire ou non, sur le "suicide assisté", relevant d'idéologies irréductibles, voire de spécificités culturelles très anciennes.
Dans de nombreuses autres civilisations, dont la Chine et la Grèce ancienne, la vie humaine n'est qu'une composante du flux universel de l'énergie vitale. C'est le "tout s'écoule" du philosophe Héraclite. La mort s'oppose moins à la vie qu'à la naissance, ou plutôt aux multiples renaissances, dont la mort n'est que le pôle opposé, complémentaire mais toujours indissociable. Cette conception extrême-orientale, inspirée de l'hindouisme et du bouddhisme, a modelé la conception japonaise de la mort volontaire.
Le suicide pour l'honneur: les civilisations asiatiques
Au Japon, la pratique séculaire du hara-kiri ou seppuku, selon les étymologies japonaise ou chinoise, est une auto-éventration imposée en cas de disgrâce, réelle ou imaginaire, une expiation d'un crime, mais en tout cas c'est un type de mort dans l'honneur, qui efface la faute et rétablit l'harmonie universelle que celle-ci avait brisée. A l'origine, ce suicide était une forme d'auto-immolation expiatoire en cas de catastrophe naturelle, lorsqu'un pont ou un château menace de s'écrouler. Le sacrifice humain apaise les dieux et perpétue l'harmonie. Vassaux et serviteurs suivaient leur suzerain dans la mort. Signe de loyauté (parfois un peu forcée), ce sacrifice illustre en outre la loi bouddhique du karma, l'interdépendance de tous les phénomènes : Maître et vassal sont reliés dans les "trois mondes", la vie antérieure, cette vie-ci et la vie future. En plus de conférer la gloire de mourir avec son propre accord, le seppuku est aussi une voie vers le Bouddha. En période de paix, les samourais condamnés à une vie inactive eurent tendance à pratiquer ce rite chevaleresque pour se distinguer, et le suicide fut interdit par le gouvernement du shogun à partir de 1663. En 1912, dans le Japon moderne, une forte émotion parcourut le peuple lorsque l'ancien code de chevalerie fut remis à l'honneur par le général Nogi, se suicidant avec son épouse au lendemain de la mort de l'empereur Meiji. Quant au suicide expiatoire, c'est à dire la mort pour imprudence ou étourderie, il ne fut jamais aboli dans l'histoire du Japon. Il constitue un moyen de prendre ses responsabilités face au déshonneur d'une situation. Dans les institutions sociales très formalisées et stéréotypées du Japon féodal, le seppuku pouvait se pratiquer pour des motifs parfois dérisoires : une remontrance, une infraction à l'étiquette. Après la restauration des pouvoirs de l'empereur (1868), l'ère Meiji, le suicide comme moyen de prendre ses responsabilités continua d'être pratiqué : les mécaniciens de la locomotive du train impérial étaient susceptibles de se suicider lorsque les moindres retards pouvaient être imputés à leur étourderie . Cet acte permet de s'élever au-dessus de l'ordinaire, pour le bien personnel et collectif, et absout de toutes les lâchetés antérieures.
Le suicide revêt parfois le souci de retourner aux valeurs traditionnelles : honneur, loyauté, courage, dévotion à l'empereur. Hara-kiri fut la voie royale vers un monde meilleur que choisit l'écrivain Mishima en 1970, quelques jours après avoir mis un point final au dernier volume de son grand cycle romanesque, prémonitoirement intitulé "L'ange en décomposition". Il laissa sur son bureau ces simples mots : "Dans l'étroitesse de la vie humaine j'ai choisi la voie de l'éternité" .
Durkheim donne du suicide la définition la plus générale possible : c'est un "acte accompli par la victime, qu'elle sait devoir produire le résultat : la mort" . Sans poser de jugement de valeur sur la notion de "suicide philosophique", accordons au philosophe Epicure le soin de compléter la définition : "Que celui qui a plusieurs raisons bien fondées de quitter la vie mérite notre compréhension. C'est un malheur de vivre dans la nécessité, mais il n'y a pas de nécessité à vivre dans la nécessité. De tous côtés, devant nous, courent faciles une foule de chemins qui mènent à la liberté. Rendons grâces à Dieu que personne n'est condamné à vivre" .
Bibliographie
livres
- Durkheim, Emile, Le suicide, Paris, P.U.F., 1960.
- Monestier, Martin, Suicides. Histoire, techniques et bizarreries de la mort volontaire des origines à nos jours, Paris, le cherche midi, 1995.
- Seward, Jack, Hara-kiri, suicide rituel japonais, Rutland et Tokyo, Tuttle Company, 1968, tr. fr. Nicole Missoul, Puiseaux, Pardès, 1988.
- Terré, François, (sous la direction de), Le suicide, Paris, P.U.F., 1994
article
- Gauthier, Nicole, Diane Pretty aura-t-elle le droit de mourir?, Paris, Libération, 20 mars 2002.
photo
- collection particulière (in Monestier M., op. cit., p. 118)
sites internet
http://perso.wanadoo.fr/nipponto/samouraihtml (21/02/02)
http://www.voltaire-integral.com/18/caton.htm (20/04/2002)