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Le machinisme "du 20e siècle" ou "comme au 19e" ?

Extrait de "Guerre après guerre" de Pascal Jardin

Contexte
Dans cette autobiographie, Pascal Jardin mélange les périodes de sa vie, reprenant celle déjà évoquée dans "la guerre à neuf ans" en l'entrelaçant avec les 30 années qui suivirent.
Dans cet extrait, il a 19 ans; en brouille grave avec à peu près tous les adultes de sa famille et en plus, marié, il doit gagner sa vie; sans diplôme, quasi sans parcours scolaire, il obtient un emploi de manoeuvre dans une usine de fabrication de papier. Il s'agit d'un établissement créé au 19e qui n'a bénéficié d'aucune modernisation, ce qui explique que le matériel utilisé et les conditions de travail sont tout-à-fait comparables à ce que Zola aurait pu décrire. Mais nous sommes en 1953, dans un pays démocratique où existent bien les syndicats et la législation sociale... Le texte est long mais il aborde beaucoup de thèmes autour de la condition ouvrière; on peut donc sélectionner l'un ou l'autre passage. Il est rédigé dans un style d'une précision froidement technique et pourtant plein d'une révolte encore palpable. Bref, un tout bel exemple, accessible et instructif, à découvrir et proposer en classe. Ceux qui connaissent Stephen King trouveront dans les machines qui sont ici présentées certaines ressemblances avec la calandre infernale de "The Mangler"...

"Elle (l'usine) étirait ses bâtiments du XIXe siècle à Novillars, à dix kilomètres de Besançon. Tout autour de cette misère à l'architecture de prison, une cité, groupement hideux de pavillons insalubres où logeaient les ouvriers français. Les autres, les Algériens, vivaient on ne sait où. L'usine qui fabriquait de la pâte au bisulfite, puis du papier à partir de cette pâte, employait cinq cents personnes. Elle avait été fondée par un monsieur Webel qui, fortune faite, avait fait construire un château abominable qui dominait encore l'usine. Cet homme avait laissé parmi les vieux, ceux qui avaient travaillé chez lui avant 1936, un souvenir cuisant; Quand son hispano s'approchait, le gardien se précipitait pour ouvrir la barrière, faute de quoi, elle volait en éclats et le gardien était renvoyé.
Dès mon arrivée, je fus présenté au directeur (...) Sa situation était comparable à celle d'un homme qui gère un bagne. En effet, son établissement, le plus vétuste du groupe, était déficitaire. Du siège social à Paris, lui parvenaient sans cesse des ordres lui intimant de réduire les frais. Sur place, le personnel grondait, exigeant plus de sécurité et des conditions de vie moins effroyables, donc des investissements. En effet, chaque poste de cette usine avait sa petite histoire, généralement sanglante. Tout le cycle de la fabrication du papier d'emballage est à la base de traitement chimique, de broyage, de concassage, de cuisson, de malaxage. Dans les établissements modernes, l'automation rend ces opérations peu dangereuses mais dans ce cas précis, chaque machine semblait avoir été conçue pour tuer et toutes, en quatre-vingt années, elles avaient tué ou mutilé.
Les arbres qui arrivaient à Novillars étaient jetés dans un immense tambour rotatif ruisselant d'eau. Les troncs en tournant les uns sur les autres se dépouillaient de leur écorce. Mais cinquante fois par vingt-quatre heures, ils se coinçaient. On arrêtait alors le tambour, et un homme armé d'un pique, qui ne savait même plus qu'il était courageux, se glissait dans ce jeu de mikado géant pour débloquer l'ensemble. Puis les arbres dépouillés grimpaient vers des tronçonneuses qui les réduisaient à l'état de copeaux. Les cadences étaient infernales, et les ciseaux débitant sans répit des pièces de bois énormes se cassaient, projetant leurs débris comme des éclats de grenade.
A l'autre extrémité de l'usine, s'élevaient des tours de bois hautes de trente mètres. C'est là qu'on fabriquait la liqueur qui cuisait les copeaux. Ici ne travaillaient que des Algériens. Ils chargeaient à la main de cuisants cailloux de chaux dans des monte-charge primitifs. Les doigts de certains d'entre eux étaient rongés comme ceux des lépreux. Le monte-charge élevait ensuite les cailloux jusqu'au sommet des tours où ils étaient entassés. On envoyait ensuite de l'acide sulfureux dans les tours. Les cailloux de chaux se décomposaient et donnaient la liqueur. C'était irrespirable. J'ai assisté un jour à la rupture de câble d'un monte-charge. La caisse a explosé au sol, défoncé la gaine de protection en planches et défiguré deux manoeuvres.
Copeaux et acide étaient ensuite dirigés sur des lessiveurs colossales marmites en fonte où le tout cuisait plusieurs heures sous très haute pression. D'un contremaître qui était descendu dans un lessiveur pour tasser des copeaux et que ses collègues n'avaient pas vu remonter, on ne retrouva plus tard que la boucle de ceinture.
Les marmites dépotées, les copeaux suivaient différents traitements dont le broyage. C'était peut-être le plus impressionnant de voir ces meules de pierre d'un mètre quatre-vingts de diamètre, accouplées par deux à angle droit, tourner dans leur bac. Là encore, dans les usines modernes, l'entraînement a lieu par un système de courroies de caoutchouc noir comparables à celles qui actionnent les ventilateurs de voitures; Mais à Novillars les machineries dataient du XIXe siècle et fonctionnaient par engrenage. Le bruit qui en résultait et les vibrations produites étaient proprement infernales. Dans une sorte de soute située entre deux étages de l'usine, des hommes éternellement courbés se promenaient sous les meules au milieu d'une forêt de pignons, de cardans, et d'engrenages en mouvement qu'il fallait graisser tout le temps. Combien d'hommes avaient été jetés dans les cuves des meules au cours des conflits sociaux depuis la création de l'usine ? Combien avaient eu les mains arrachées par les engrenages ? Les machines à papier elles-mêmes, véritables usines dans l'usine, n'étaient pas moins meurtrières. De cinq à six mètres de large, de soixante-dix à cent mètres de long, ces monstres, au nombre de quatre, étaient constitués d'un ensemble de cylindres sous pression de vapeur d'eau chaude bouillante. La pâte à papier y prenait forme et circulait en séchant entre les cylindres où elle était guidée et soutenue par un feutre. En bout de parcours les machines crachaient trois cent soixante-cinq jours par an et vingt-quatre heures par jour de quatre-vingts à cent vingt mères de papier brûlant et bourré d'électricité statique, à la minute. Malheur à celui qui tombait dans la machinerie du haut d'une passerelle. Il était amidonné et repassé pour l'éternité.
Les stades de transformation du papier ne valaient guère mieux et les vieux massicots étaient de véritables guillotines pour les mains. Les jeunes polytechniciens qui disputaient le pouvoir au directeur infirme étaient bourrés d'idées neuves pour améliorer les rendements. Dans les ateliers de façonnage, on laissait les femmes enceintes debout pour qu'elles ne soient pas ralenties dans leurs gestes par leurs gros ventres, et on les plaçait dos à dos pour qu'elle ne puissent pas parler. Très vite, je me pris d'amitié pour un contremaître, un colosse, qui dirigeait un commando ayant pour principal d'assommer certains ouvriers qui rentraient chez eux ivres. Son but était d'éviter "les enfants de soir de paye" quand, dans les cités, les hommes désespérés avaient bu et battaient leurs femmes à mort avant de les engrosser une fois de plus. Curieuse assistante sociale que cet homme qui arrangeait le monde comme il pouvait, à coups de gourdin.

Je ne connaissais pas Zola. J'ignorais tout de la Commune et des grandes batailles contre l'argent. Je sortais de la vie de Flora, sa beauté, sa fortune. La misère me plongea dans un état d'angoisse qui ne m'a plus jamais vraiment quitté. Pendant deux ans, j'ai travaillé et vu vivre ceux à qui on a ôté jusqu'à la possibilité de rêver et d'espérer. La tutelle, l'autorité, l'arbitraire, la hiérarchie tuent très vite l'homme en l'homme. Un prisonnier veut toujours s'évader mais ceux qui vivaient là ne savaient même plus qu'on peut franchir le mur et d'ailleurs où auraient-ils pu aller, et quoi faire ? Depuis leur naissance, leurs dés étaient jetés, ils n'étaient que des nombres, des morceaux d'outillage. Il n'y avait plus de vie, seulement des gestes répétés. Et cela, avec la complicité de tout le monde, même des victimes, chez qui on avait tué jusqu'à l'esprit de révolte, cette dernière richesse de ceux qui n'ont rien, et à qui l'on prend même ce qu'ils n'ont pas.
Mao-Tsé-Toung a dit à Malraux cette phrase qui pourrait être sortie de l'évangile selon Saint Mathieu: "il faut apprendre du peuple pour pouvoir l'instruire". Il semble bien que tout se soit passé à l'inverse de ce propos et que les industriels n'aient régné qu'en maintenant les hommes dans la grande prison de l'ignorance organisée. Le capitalisme français s'est épanoui comme celui de l'Angleterre dans un XIXe siècle essentiellement répressif. Il n'a pas vraiment évolué sur le fond et le pouvoir financier a encore quelque chose de policier qui porte en lui sa propre perte.
Je restai cinq mois à l'usine de Novillars et je m'y fortifiai dans l'idée que la vie ouvrière est un ghetto dont on ne sort que les pieds devant. Le travail n'y rend jamais riche mais vieux. On n'y participe à rien d'humain, mais seulement à des fragments d'un ensemble dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants. Très vite la machine fait de vous une seconde machine, et on casse avant elle sans avoir rien compris. "
Edition Grasset 1971 - Livre de Poche 1975.

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